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La face cachée de Heineken

Cette article est une compilation de plusieurs interviews d’Olivier van Beemen lors de la parution de son livre Heineken en Afrique, une multinationale décomplexée (2018) en français.

Les articles repris sont :

Le journaliste d’investigation néerlandais Olivier van Beemen a enquêté durant cinq ans sur les pratiques du brasseur Heineken en Afrique. Emploi de prostituées, implication dans le génocide du Rwanda ou entremise dans la Cour constitutionnelle du Burundi, au fil des années, la multinationale a fait mainmise sur le continent.

Heineken est l’un des fleurons de l’industrie néerlandaise. Présente dans 170 pays, l’entreprise est un symbole de la mondialisation galopante et du capitalisme triomphant. Après cinq années d’une enquête qui l’a conduit à mener quatre cents entretiens dans douze pays africains et à consulter des centaines de documents émis par l’entreprise elle-même, Olivier van Beemen met en évidence les pratiques de la multinationale dans une partie du monde où les Etats sont souvent défaillants. Il détaille les méthodes de Heineken pour y réaliser des profits bien supérieurs à sa moyenne mondiale, tout en prétendant participer au développement économique du continent africain. Cet ouvrage remet en cause la légende dorée construite par Heineken et brise le mythe d’une entreprise vertueuse et soucieuse du développement durable. L’auteur montre comment la firme a pu rester en place dans de très nombreux pays africains malgré la décolonisation et les guerres civiles, parfois au prix d’implications douteuses (apartheid sud-africain, génocide au Rwanda où l’entreprise brassait de la bière pour les génocidaires). Heineken a tiré profit de l’absence de réglementations en matière de marketing, de santé ou de normes environnementales, et ceci sans jamais tenir compte des dommages causés par l’abus d’alcool aux économies et aux sociétés dans lesquelles l’entreprise opère. Comme le souligne Olivier van Beemen en préambule de l’interview qu’il nous a donnée : « L’importance de ce livre est bien de montrer qu’il ne s’agit pas seulement d’actes isolés mais bel et bien d’une structure organisée sur l’ensemble du continent africain. »

Que représente le marché de la bière pour le continent africain ?

Olivier van  Beemen – Pour les brasseurs internationaux, l’Afrique représente l’avenir. Et encore : le continent se révèle être déjà très rentable pour des entreprises comme Heineken. Car grâce à des coûts de production plus faibles que sur d’autres continents, la bière rapporte en Afrique près de 50 % de plus qu’ailleurs. Ils sont peu sur le marché : outre Heineken, le leader mondial AB InBev, SABMiller l’Anglais et le Français Castel. La profitabilité est déjà énorme en Afrique. Il est déjà difficile pour de nouveaux acteurs de faire leur entrée sur le marché. Il y a beaucoup de concurrence mais ils s’accordent sur le prix pour que ça reste rentable pour tout le monde. Ensemble, ils couvrent 93 % du marché de la bière en Afrique. Pour le groupe Heinkenen spécifiquement, selon les derniers chiffres disponibles, l’Afrique représente 14 % en volume et en revenu mais plus de 20 % de leurs profits.

Quel a été le point de départ de votre enquête ?

J’ai été correspondant en France de 2002 à 2012 pour la presse magazine et économique. Je proposais pas mal de papiers en rapport avec l’Afrique francophone. Aux Pays-Bas, il n’y a pas beaucoup de gens qui parlent le français et c’était donc une thématique qui n’était pas bien couverte. En 2011, j’avais aussi proposé de couvrir la chute de Ben Ali en Tunisie. C’est à cette occasion que je suis tombé sur Heinken en Afrique. Je ne savais pas qu’ils étaient implantés dans un pays qu’on n’associe pas forcément à la consommation de bière.

Heinken essayait de casser le monopole du Français Castel sur place et pour bien s’y implanter il fallait coopérer avec un partenaire local qui était une personne liée au clan Ben Ali. En soit, ce n’est pas un grand crime mais c’était une information intéressante qui montrait l’implication néerlandaise dans le régime. C’est surtout la réaction d’Heineken à l’époque qui m’a choqué. Ils ont, dès le début, affirmé : « On ne savait pas que cet homme en question [Saïd Boujbel, ndlr.] était lié au clan Ben Ali ». Alors que l’entreprise comptait sur lui pour obtenir des avantages afin de bien pénétrer le marché tunisien.

C’était une sorte de racket ?

En quelque sorte. Il ne fallait pas forcément leur offrir un pot-de-vin mais il était nécessaire de s’associer avec les « bonnes personnes ». Ils ont choisi ce monsieur qui n’était pas doté de compétences extraordinaires mais qui connaissait les bonnes personnes pour leur permettre de développer leur implantation. Ce mensonge d’Heineken m’a poussé à aller voir plus loin. J’ai alors découvert que beaucoup de choses avaient été cachées.

Quelle était l’image d’Heineken aux Pays-Bas ?

Très bonne ! Pour simplifier, aux Pays-Bas, il y a le pétrolier anglo-néerlandais Shell qui a cette image un peu « sale », par rapport à ce qu’il s’est passé au Nigeria avec des assassinats. Il y a un autre grand groupe anglo-néerlandais, Unilever, qui ne jouit pas toujours d’une bonne image. Au contraire, Heineken est une fierté nationale néerlandaise. Elle le reste d’ailleurs en grande partie aujourd’hui. Pour les Néerlandais, elle représente l’image de notre « siècle d’or », le XVIIe, où nous dominions les mers via la compagnie des Indes orientales, la Voc. Heineken, c’est en quelque sorte sa version moderne.

De plus, Heineken est l’une des rares entreprises aussi bien louée à droite comme à gauche, elle est très populaire. Notre Premier ministre est un libéral qui est très enthousiaste sur la marque ; notre ministre du Commerce et de l’aide au développement aussi, bien qu’elle soit social-démocrate. Il y a peu de consensus aux Pays-Bas, sauf pour Heineken (rires).

Vous avez réalisé de multiples voyages en Afrique pour votre enquête. Quel est le pays où la mainmise d’Heineken est la plus forte ?

Il s’agit du petit pays d’Afrique centrale, le Burundi. Heineken y a indirectement aidé le président sortant Pierre Nkurunziza à se faire élire pour un troisième mandat, malgré l’impossibilité constitutionnelle de la chose. Il a donc commencé par essayer de modifier la constitution mais ce n’est pas toujours évident de le faire, même dans une dictature. Il fallait 80 % de l’Assemblée nationale, qu’il n’a pas réussi à réunir. Il a donc fait appel à la Cour constitutionnelle qui a le dernier mot en la matière. Mais il y avait, là aussi, de l’opposition. Sur les sept juges, quatre étaient défavorables. Il a alors tout fait pour les faire changer d’avis et la plupart ont finalement retourné leur veste après avoir reçu de belles offres d’emploi. L’un des juges est par exemple devenu ministre de la Justice.

Un des juges a refusé et à cause de cela, il a dû se réfugier en Belgique. Je l’ai rencontré et il m’a raconté toute l’histoire de l’intérieur. Un autre exemple : le président de la Cour a obtenu, avant le vote, un siège au conseil d’administration d’Heineken au Burundi. Or, après le « bon » verdict pour le président Nkurunziza, il a été promu président du conseil d’administration. Depuis ce jour, il est donc formellement le numéro 1 de Heineken au Burundi et est toujours l’un des juges les plus importants du pays.

Concrètement, qu’est-ce qu’obtient Heineken en échange de ce « service » ?

Déjà, il n’y a pas du concurrence, Heineken a le quasi-monopole – il y a juste un tout petit peu d’importation de Tanzanie. Il faut plus voir cela comme une expression de l’imbrication extrême d’Heineken et de l’appareil d’État. Ils sont si entremêlés qu’il est parfois difficile de les différencier. De plus, cela permet à Heineken de faire du business dans un des pays les plus pauvres du monde. L’État possède 40 % de la filière burundaise de Heineken ; la collaboration est entière entre les deux acteurs. Heineken a par exemple aussi tout un réseau de dépôts de vente et là aussi ils font en sorte qu’il y ait des hauts-fonctionnaires ou des hommes politiques qui gèrent ces dépôts, qui sont en général très rentables. Pour résumer Heineken se finance une paix et une tranquillité pour faire de « bonnes affaires ».

C’est un investissement finalement ?

Oui, dans ce milieu-là on parle de « licence d’opération ».

Il y a un autre pays dans on parle beaucoup dans votre livre, c’est le Nigeria. Dans ce pays en plein développement, Heineken a fait appel à 2 500 prostituées pour une vaste campagne promotionnelle. De quoi s’agit-il ?

Le directeur général de l’époque a accepté de m’en parler très ouvertement. Il y avait à l’époque une sorte d’entente entre Heineken et le grand concurrent de l’époque, Diageo, qui est derrière la Guiness. Heineken régnait lui sur le marché de la bière blonde et Guiness celui de la stout. Or, Guiness a poussé sa marque de bière blonde, la Harp et Heineken a senti qu’ils devaient réagir. Selon ce même directeur général, il y avait peu de moyens pour soutenir la marque locale d’Heineken. Alors il a décidé d’engager 2 500 prostituées dans les hot spots de la ville, très fréquentés, qui devaient inciter les gens à boire la bière Heineken. De manière un peu naïve, je lui ai demandé si ces filles étaient aussi censées faire l’amour avec les clients ? Il m’a répondu : « Vous venez d’Amsterdam, avec le Quartier Rouge ? Que font les prostituées là-bas selon vous ? » Il était très cynique. D’ailleurs Heineken faisait croire aux consommateurs que leur produit améliorait leurs performances sexuelles.

Ça a eu lieu au début du XXIe siècle. Aujourd’hui ce sont surtout ce qu’on appelle des « filles promotrices » qui sont à l’œuvre. Ce ne sont pas des prostituées stricto sensu qui sont employées, mais la frontière est ténue. Jusqu’à aujourd’hui, Heineken intime à ces filles de pousser ses marques de bière. Mais, très souvent pour gagner un peu plus que ce qu’elles empochent dans la soirée, elles se prostituent. Elles sont d’ailleurs forcées de porter des jupes. La ligne est très fine. L’affaire a été révélée pour la première fois non pas en Afrique, mais au Cambodge. Heineken en a connaissance depuis le début mais n’a jamais rien fait pour y remédier. L’entreprise a déclaré qu’elle travaillait à la résolution de ce problème mais ça fait partie de leur tactique : montrer leur implication mais, dès que la tension médiatique retombe, on retourne à la normale.

Le PDG lui-même a eu une aventure avec une « promotrice ». En accord avec plusieurs rédactions, nous avons décidé de le révéler car c’était selon nous plus qu’une histoire privée. C’est le plus haut responsable de l’entreprise, qui n’a rien fait depuis des années pour améliorer les conditions de travail de ces filles. Ce qui est dingue, c’est que l’information était connue au siège par pas mal de monde, ce qui donne bien une idée de l’ambiance où tout est permis. Lorsqu’il a reconnu, lors de la dernière assemblée générale des actionnaires ce printemps à Amsterdam, que ce que j’avais écrit était vrai, il a été applaudi. En voyant ça, je me dis qu’il y a peu de chances d’assister à d’éventuelles améliorations des conditions des promotrices.

Vous expliquez que la multinationale a prospéré sur fond de corruption et de soutien à certains régimes, notamment au Rwanda pendant le génocide des Tutsi en 1994…

La multinationale a continué de produire de la bière pendant les massacres. La Primus, la marque produite par Heineken au Rwanda, permettait aux Interahamwe, les milices hutu, d’être ivres. Il suffit de lire Une saison de machettes, de Jean Hatzfeld, pour comprendre à quel point cette bière servait de motivation pendant les tueries et de récompense après. Par ailleurs, Heineken a continué de payer des taxes au régime génocidaire.

Mais la firme était-elle en mesure de stopper sa production ?

Un porte-parole de Heineken a répondu dans un journal néerlandais de l’époque que cette offre de production répondait à une demande. Plusieurs sources, dont un technicien, m’ont assuré que si Heineken avait réellement essayé de cesser la production au printemps 1994, elle aurait sans doute pu le faire. Mais elle n’a jamais essayé. Jean Louis Homé, directeur Afrique de la société à cette date, a indiqué dans son ouvrage Le Businessman et le Conflit des Grands Lacs qu’il y avait un contact quotidien entre les techniciens rwandais et la direction de la société, alors basée à Goma [en République démocratique du Congo, RDC]. La brasserie n’était pas autonome, livrée à elle-même, comme le prétend aujourd’hui Heineken. Des Rwandais seuls n’auraient pas pu faire tourner la production.

Vos révélations ont-elles écorné la réputation d’Heineken aux Pays-Bas ? Quel a été l’accueil ?

Les médias en ont pas mal parlé mais j’ai pu sentir une certaine réticence générale. On ne m’a jamais invité dans un talk show pour en parler par exemple à la télévision néerlandaise. Il n’y a pas eu de grandes indignations aux Pays-Bas. Par contre, il y a bien eu des conséquences : des questions ont été posées au Parlement, des motions ont été votées… C’est important mais ça n’a pas eu de grandes conséquences… A part le désengagement de Bill Gates via sa fondation, ce qu’Heineken n’a pas du tout apprécié.

Comprenez-vous le faible impact qu’ont eu ces révélations sur l’image d’Heineken ?

Il faut comprendre que pour les Néerlandais, les conflits en Afrique ne sont pas toujours bien compris. Nous n’avons pas les mêmes relations car nous n’avons pas le même passé colonial de la France. C’est pour cela que la possible implication de Heineken dans le génocide de 1994 n’a pas le même impact qu’en France par exemple.

Il y a-t-il des pays en Afrique dans lesquels Heineken n’a jamais réussi à s’implanter ?

A un moment, Heineken a décidé d’abandonner l’Afrique du Sud mais c’était seulement car cela ne marchait pas très bien d’un point de vue commercial. Ils y étaient restés tout au long de l’apartheid avec leur marque Amstel mais c’était brassé sous licence par SAB (South African Breweries), une entreprise très puissante qui fait partie de AB InBev. Ils ont essayé de s’installer en Zambie aussi mais il y avait déjà une forte concurrence. Si Heineken n’est pas présent dans un pays c’est qu’il n’y trouve pas un intérêt commercial. Sinon, ils sont capables de s’installer où ils veulent.

Vous n’êtes pas uniquement négatif sur l’influence d’Heineken en Afrique peut-on lire à la fin de votre livre… Qu’est-ce qu’il y a de positif à retenir ?

Il faut leur reconnaître une certaine persévérance quand d’autres entreprises sont parties. Ils croient en l’avenir du marché africain. Mais je pense aussi que grâce à ces systèmes mis en places, ils avaient les moyens de continuer, même dans les années les plus difficiles pour le continent, comme la décennie 1980-1990, à extraire un peu d’argent de ces pays dévastés. Ce qui a définitivement contribué au succès et à la réussite de Heineken en Afrique.

Qu’attendez-vous de cette version française du livre ?

Je suis déjà très content de cette traduction, comme je suis aussi enthousiaste de la future traduction en anglais. Car j’estime que les premiers destinataires de mon livre devraient être les habitants des pays où Heineken est implanté.

Dans vos multiples voyages, avez-eu écho d’autres grandes entreprises s’adonnant à des pratiques similaires ?

Dans mon introduction, je rappelle que ce que j’ai vu et lu, qu’Heineken est un cas « représentatif » pour une entreprise en Afrique. Il serait probable que si on se lance dans le même genre d’enquête pour d’autres grandes multinationales bien implantées en Afrique, on trouve des pratiques similaires…